
TÉMOIGNAGE - Je suis assistante d’éducation depuis sept ans dans un collège. Hier, une collègue a été poignardée pendant une fouille en présence de la gendarmerie. Ce drame m’a bouleversée. Depuis des années, nous voyons la violence monter dans les établissements.
Les élèves, parfois âgés de 11 à 14 ans, se battent pour un mot, une insulte. Ils frappent en groupe, parfois jusqu’à mettre à terre et continuer de frapper. Ils ne s’arrêtent pas. Ils n’ont pas peur, ni de l’adulte, ni des conséquences. Parce que la violence est devenue un langage courant, presque une norme.
C’est une masculinité toxique qui s’exprime là, chaque jour : être fort, c’est cogner. Être un homme, c’est ne pas avoir peur. Montrer ses émotions, c’est être faible. Respecter l’autre, c’est risquer d’être moqué. La domination est valorisée, la vulnérabilité est ridiculisée. Ce sont les codes virils qu’on retrouve partout : dans les discussions, dans les insultes, dans les « blagues » sexistes ou homophobes.
Mal formés, mal payés, souvent précaires
Cela alimente directement le harcèlement scolaire : harceler, c’est dominer. C’est écraser l’autre pour ne pas être soi-même une cible. C’est affirmer sa place dans le groupe par la peur. Tant qu’on n’apprendra pas à nos garçons à sortir de cette logique, le harcèlement continuera. Il changera de forme, de cible, mais il sera toujours là.
Les réseaux sociaux comme Snapchat ou TikTok jouent un rôle central dans cette spirale. Les bagarres sont filmées, diffusées, likées. On « performe » la violence. On devient populaire en humiliant. Le harcèlement devient un spectacle. Et l’école, son reflet.
Face à ça, nous sommes trop peu nombreux. Mal formés, mal payés, souvent précaires. Et la réponse institutionnelle ? Des fouilles, des portiques, des caméras. Aucun de ces dispositifs ne permet de restaurer le lien, la confiance, la dignité, ni de désamorcer les logiques violentes à la racine. Nous, AED, sommes souvent les premiers sur le terrain. On repère, on désamorce, on écoute, on sépare, on protège. Nous sommes un maillon essentiel du fonctionnement des établissements scolaires. Les chefs d’établissement le savent. Beaucoup nous soutiennent, réclament des renforts, demandent plus de CPE, plus d’AED. Mais l’académie ne suit pas.
Pire encore : nous sommes payés une misère. 1 400 € par mois pour un temps plein de 41 heures, annualisé. Et pourtant, nous gérons des situations à haut risque, souvent seuls, sans formation suffisante, sans cadre clair.
On refuse de traiter le fond du problème
Beaucoup de collègues compétents, investis et passionnés finissent par partir. Parce que ce métier, tel qu’il est traité aujourd’hui, use et précarise (j’ai enchaîné 6 ans de CDD avant d’accéder à un CDI, qui n’est pas automatique). Parce que nous n’avons pas la reconnaissance que notre rôle mérite.
Et ce qui est révoltant, c’est que certains établissements comme le mien, hors REP et REP+, subissent exactement les mêmes violences, la même tension permanente, mais avec 500 € de moins sur le salaire, et aucun des moyens supplémentaires qui vont avec les zones REP. L’étiquette ne correspond plus à la réalité.
Alors oui, on parle de lutte contre le harcèlement, de violences scolaires, de cellules de crise. Mais on refuse de traiter le fond : l’éducation émotionnelle, la déconstruction des modèles violents de virilité, la régulation des contenus sur les réseaux, la formation des adultes, le soutien réel aux équipes.
Mais peut-on vraiment en vouloir aux élèves ? Ces enfants n’apprennent plus la bienveillance, l’écoute, la solidarité. Ils n’ont pas confiance en eux, pas foi dans leur avenir, pas de repères stables. Ils ne croient pas en la justice, ni en l’école, ni en la République.
Nous avons besoin de moyens humains, de la reconnaissance, un salaire digne. Il faut qu’on cesse de nous laisser seuls, à la merci d’élèves dévastés par une société qui les abandonne dès l’enfance.
Une virilité destructrice
Ce que nous devons enseigner, c’est une autre manière d’être un garçon. C’est le respect de l’autre, l’expression des émotions, l’entraide, l’écoute. Ce n’est pas un combat contre les garçons, c’est une libération pour eux aussi. Parce que cette virilité destructrice les enferme autant qu’elle détruit ceux qu’ils harcèlent.
Il est temps de regarder en face ce que cette école reflète de notre société : une incapacité à penser autrement la puissance, le lien, la relation à l’autre.
Ce dont ces jeunes ont besoin, c’est d’éducation, de présence, de stabilité. Pas de contrôle permanent. Ils ont besoin d’adultes formés, nombreux, capables de poser un cadre et de le faire vivre avec humanité.
Mais nous, les AED, les profs, les CPE, sommes seuls. Mal payés, mal considérés, épuisés, remplacés à la va-vite quand on s’effondre.
Nous ne pourrons pas tout réparer seuls. Mais nous pouvons alerter, témoigner, résister.
Nous le faisons pour Mélanie, notre collègue.
Parce qu’aucune assistante d’éducation ne devrait risquer sa vie simplement en venant travailler.
Parce que plus jamais une AED ne devrait mourir, assassinée, devant un collège.
Parce que ce qu’il s’est passé n’est ni une fatalité, ni un fait divers.
C’est le résultat de décisions politiques, d’aveuglements institutionnels, et d’une violence qu’on a laissé s’installer. Mes collègues et moi avons envie de le dire haut et fort : il est temps de choisir. De regarder la réalité en face. Et de tout faire pour que l’école redevienne un lieu de savoir, pas un champ de bataille.